L’obscure évidence des choses


marc augé

                                         

                                                                            



J’ai toujours été sensible, chez Michael Bastow, à l’étrange beauté des femmes qu’il « couche » sur le papier ou la toile (l’ambiguïté de ce verbe, dans l’expression française, s’applique bien au mélange d’attention, de fascination et de secrète perversité qu’exprime le regard du peintre). Mais plus sensible encore à son art de la couleur et aux nuances du pastel qui atténue ou adoucit la vigueur de leurs traits.

La dernière période de Bastow pousse à son comble cet art des contrastes et de l’ambiguïté. Par dernière période, j’entends les « fresques éphémères » installées dans la chapelle Saint Alexis de Malaucène et celles qui sont en attente d’installation, accrochées au mur de son atelier. Elles me paraissent plus particulièrement remarquables pour au moins deux ordres de raisons.


Tout d’abord, dans le même temps où il entend consacrer son œuvre (le terme « consacrer » ici n’est pas anodin) aux sept âges de la femme, Bastow se révèle plus sensible qu’il ne l’a jamais été à tout ce qui, dans le corps féminin, évoque la plénitude, la maternité et la fonction nourricière : poitrines lourdes, rondeurs, ventres rebondis des femmes enceintes. Jamais peut-être il n’avait été aussi sensuel, j’allais dire aussi tendre, qu’en cet instant de sa vie où, parallèlement, il entreprend aussi, en contraste ou en écho, de représenter des corps amaigris, desséchés par le vieillissement et, dans son atelier, sculpte avec une infinie patience des gisants au visage émacié.


Ensuite, ces fresques éphémères comme les âges de la vie qu’elles prennent pour objet sont conçues en fonction d’un lieu, la chapelle, qui constitue un cadre contraignant. Chaque tableau doit s’adapter à la géométrie du bâtiment qui combine lignes droites et courbes, comme elles se combinent dans le tableau lui-même, et lui impose du même coup, de l’extérieur, une forme : un découpage, une frontière, un volume.


Ce dialogue formel entre extérieur et intérieur n’a rien de fortuit. La chapelle, dans laquelle on pénètre en silence, par habitude, offre à la vue un spectacle certes surprenant au départ, mais dont on se rend vite compte, en levant les yeux vers les hauteurs de la nef et du choeur, qu’il a quelque chose de sacré, malgré ou à cause de la profusion des nudités. Sacré, qu’est-ce à dire ? Quelque chose de « séparé », disent les étymologistes et les ethnologues. Toute peinture figurative est sacrée, en ce sens, puisque qu’elle fait retour sur les choses dont elle s’est d’abord éloignée. Mais ici la sacralité de l’installation (jamais le terme n’aura été employé à meilleur escient) tient à un double retour : sur la chapelle abandonnée, qui n’est plus, comme dit l’Église, « consacrée », et sur les corps féminins de tous âges qui symbolisent tout ce dont  ils sont contradictoirement porteurs : la sensualité, la fécondité, la procréation, la naissance, la vieillesse et la mort.


L’art est évidemment premier. La pure impression visuelle est première. Le recours aux feuilles dorées, innovation de ces dernières années, évoque certes les fresques byzantines, mais il donne surtout de la profondeur aux tableaux en poussant en avant les corps dessinés et redessinés. Quant au peintre, il entretient avec son œuvre un rapport analogue à celui des prêtres païens avec les « dieux-objets » dont ils ont la charge et la responsabilité. En revenant sur son œuvre, en substituant ou en ajoutant une feuille à une autre, il la nourrit et la transforme comme les prêtres qui façonnent leurs fétiches en les couvrant d’huile, de parfums et de sang. Il s’agit bien là du même corps à corps. Nous nous demandons parfois si nous avons le droit de trouver beaux des objets considérés par d’autres comme sacrés. Dans le cas des fresques de Malaucène, la question s’inverse : elles sont très évidemment belles à nos yeux, mais ne pouvons-nous reconnaître  dans l’installation qui les met en scène l’équivalent d’une forme de sacralité ? Si l’art de Bastow permet de dépasser ces formulations et ces oppositions conceptuelles, c’est que, à sa manière insistante, tenace et évolutive (« in progress », disent les Anglais), il ne cesse de traquer l’obscure évidence des choses, des êtres et des corps. À partir du moment où il réussit à la faire surgir pour l’imposer à nos regards, il n’est plus ni utile ni possible de la nommer.


                                                                                                                       Marc Augé 2008


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